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Bobin Christian
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"Je ne suis pas plus religieux que le muguet sauvage.
Pas moins non plus."
Mon père mort me montre deux brins de muguet rouge. Il me dit qu'un jeune homme là-bas, dans une montagne du Jura, a inventé ce muguet et envisage de le répandre sur le monde. Il m'invite à aller le voir. L'homme tient une auberge au bord d'un lac. J'y mange une omelette, bois un vin de paille. Quand je lui parle des fleurs, mon hôte me conduit au-dessus d'un pré en pente : des dizaines de muguets rouges fraîchement poussés s'apprêtent à incendier la plaine. Je reviens vers mon père, lui demande qui est cet homme. Il me répond que c'est une partie de sa famille dont il ne m'avait encore jamais parlé -
"Les poètes meurent au combat même quand ils meurent dans un lit. Ils livrent bataille toute leur vie." Hanté depuis toujours par la mort, dès ses premiers écrits, Christian Bobin paria pour le salut par la poésie, plaçant sa vie "sous une pluie de lettres noires et blanches". Même le dernier instant du poète - qui meurt juste après avoir achevé son dernier livre - y était vu de façon prémonitoire : "la bouteille d'encre noire renversée dans le fond de l'âme". Commencé chez lui, au Creusot, en juillet 2022, poursuivi sur son lit d'hôpital durant les deux mois précédant sa mort, le 23 novembre 2022, Le murmure appartient à ces oeuvres extrêmes écrites dans des conditions extrêmes. Dans ce livre ultime, le plus humain des poètes se révèle être aussi le plus héroïque. À l'hôpital, celui dont le rire explosif sonnait comme un défi réalise à la lettre cette parole de Rimbaud : "Je suis de la race qui chantait dans le supplice." Le murmure est la trace d'une course entre l'amour et la mort. À la fin c'est l'amour qui gagne, faisant de ce chant un sommet d'humanité. Le destin qui s'achève sur une telle victoire ne s'arrête pas là. Il commence.
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"Aller vers ceux qu'on aime, c'est toujours aller vers l'au-delà."
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"L'enfant partit avec l'ange et le chien suivit derrière. Cette phrase convient merveilleusement à François d'Assise. On sait de lui peu de choses et c'est tant mieux. Ce qu'on sait de quelqu'un empêche de le connaître. Ce qu'on en dit, en croyant savoir ce qu'on dit, rend difficile de le voir. On dit par exemple : Saint-François-d'Assise. On le dit en somnambule, sans sortir du sommeil de la langue. On ne dit pas, on laisse dire. On laisse les mots venir, ils viennent dans un ordre qui n'est pas le nôtre, qui est l'ordre du mensonge, de la mort, de la vie en société. Très peu de vraies paroles s'échangent chaque jour, vraiment très peu. Peut-être ne tombe-t-on amoureux que pour enfin commencer à parler. Peut-être n'ouvre-t-on un livre que pour enfin commencer à entendre. L'enfant partit avec l'ange et le chien suivit derrière."
Christian Bobin. -
"On ouvre des portes, une à une. La distance qui sépare une porte de la suivante, on met des mois à la franchir, parfois des années. On est sans impatience. On va d'un pas égal, ni trop lent, ni trop pressé. La main sur la poignée tremble à peine. Dans une pièce il y a un cerisier en fleur. Dans une autre trois flocons de neige. Dans une autre encore une chaise de lumière. On reste sur le seuil, on s'efface contre la porte. On laisse entrer ce qui est bien plus grand que soi - on laisse aller le ciel auprès du cerisier, l'enfance courir jusqu'à la neige, l'ombre s'asseoir sur la petite chaise. Et puis on repart ouvrir d'autres portes, un peu plus loin. C'est une activité somnambule, faussement calme, à peine consciente. On appelle ça : écrire."
Christian Bobin. -
Tout commence à Conques dans cet hôtel donnant sur l'abbatiale du onzième siècle où l'auteur passe une nuit. Il la regarde comme personne et voit ce que, aveuglés par le souci de nous-mêmes et du temps, nous ne voyons pas. Tout ce que ses yeux touchent devient humain - vitraux bien sûr, mais aussi pavés, nuages, verre de vin. C'est la totalité de la vie qui est embrassée à partir d'un seul point de rayonnement. De retour dans sa forêt près du Creusot, le poète recense dans sa solitude toutes les merveilles 'rapportées' : des visions, mais également le désir d'un grand et beau livre comme une lettre d'amour, La nuit du coeur.
C'est ainsi, fragment après fragment, que s'écrit au présent, sous les yeux du lecteur, cette lettre dévorée par la beauté de la création comme une fugue de Jean-Sébastien Bach. -
Sa vie, c'est d'écrire. À la main, toujours. D'un seul souffle, Christian Bobin compose un livre entièrement fait de lettres. Chacune est rare, précieuse.
Elles sont adressées à sa mère, à l'ami, à un nuage, à une sonate. Au poète Ryokan aussi, ce moine et ermite japonais, génie de l'enfance. La lettre est ici le lieu de l'intime, l'écrin des choses vues et aimées. Elle célèbre le simple, le miracle d'exister. Et d'une page à l'autre, nous invite au recueillement et à la méditation. -
"Tu meurs à quarante-quatre ans, c'est jeune. Aurais-tu vécu mille ans, j'aurais dit la même chose : tu avais la jeunesse en toi, pour toi. Ce que j'appelle jeune, c'est vie, vie absolue, vie confondue de désespoir, d'amour et de gaieté. Désespoir, amour, gaieté. Qui a ces trois roses enfoncées dans le coeur a la jeunesse pour lui, en lui, avec lui. Je t'ai toujours perçue avec ces trois roses, cachées, oh si peu, dessous ta vraie douceur."
Christian Bobin. -
"C'est par incapacité de vivre que l'on écrit. C'est par nostalgie d'un Dieu que l'on aime. Un livre, c'est un échec. Un amour, c'est une fuite. Nous ne pouvons entreprendre que de biais, nous ne pouvons vivre que de profil. Nous ne sommes jamais où nous croyons être. Notre désir est voué à l'errance. Notre volonté est sans poids. Parfois quand même, on approche quelque chose. Parfois quand même on reçoit des nouvelles de l'éternel. Le battement des lumières sur un visage. La tombée de la foudre dans une encre."
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Il nous faut mener double vie dans nos vies, double sang dans nos coeurs, la joie avec la peine, le rire avec les ombres, deux chevaux dans le même attelage, chacun tirant de son côté, à folle allure. Ainsi allons-nous, cavaliers sur un chemin de neige, cherchant la bonne foulée, cherchant la pensée juste, et la beauté parfois nous brûle, comme une branche basse giflant notre visage, et la beauté parfois nous mord, comme un loup merveilleux sautant à notre gorge.
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"Ce qui manque à ce monde, ce n'est pas l'argent. Ce n'est même pas ce qu'on appelle "le sens". Ce qui manque à ce monde c'est la rivière des yeux d'enfants, la gaieté des écureuils et des anges."
Christian Bobin. -
"Le sourire est la seule preuve de notre passage sur Terre."
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"Il y a une étoile mise dans le ciel pour chacun de nous, assez éloignée pour que nos erreurs ne viennent jamais la ternir."
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"Ce n'est pas un journal que je tiens, c'est un feu que j'allume dans le noir. Ce n'est pas un feu que j'allume dans le noir, c'est un animal que je nourris. Ce n'est pas un animal que je nourris, c'est le sang que j'écoute à mes tempes, comme il bat - un volet ensauvagé contre le mur d'une petite maison."
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"Je suis fou de pureté. Je suis fou de cette pureté qui n'a rien à voir avec une morale, qui est la vie dans son atome élémentaire, le fait simple et pauvre d'être pour chacun au bord des eaux de sa mort noire et d'y attendre seul, infiniment seul, éternellement seul. La pureté est la matière la plus répandue sur la terre. Elle est comme un chien. Chaque fois que nous ne nous reposons sur rien que sur notre coeur vide, elle revient s'asseoir à nos pieds, nous tenir compagnie."
Christian Bobin. -
"Derrière la porte fermée à clé de sa chambre, Emily écrit des textes dont la grâce saccadée n'a d'égale que celle des proses cristallines de Rimbaud. Comme une couturière céleste, elle regroupe ses poèmes par paquets de vingt, puis elle les coud et les rassemble en cahiers qu'elle enterre dans un tiroir. Disparaître est un mieux. À la même époque où elle revêt sa robe blanche, Rimbaud, avec la négligence furieuse de la jeunesse, abandonne son livre féerique dans la cave d'un imprimeur et fuit vers l'Orient hébété. Sous le soleil clouté d'Arabie et dans la chambre interdite d'Amherst, les deux ascétiques amants de la beauté travaillent à se faire oublier."
Christian Bobin. -
C'est autour d'un événement - la destruction de Port-Royal par Louis XIV - et d'une idée : retrouver dans les ruines de la société actuelle "les signes d'une vie heureuse, toujours possible", que l'auteur fait s'entrecroiser des portraits du XVIIe (saint François de Sales, Saint-Cyran, Pascal, Racine, etc.) et du XXe siècle (Dhôtel, un clochard, Genet, le grand-père de l'auteur, etc.). Leurs rencontres, leurs paroles, leurs visions tissent une tapisserie lumineuse, pleine d'espérance pour notre siècle en ruine.
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"Je m'égare un peu, ce livre ressemble de plus en plus à ce que ma mère me disait en me voyant sortir : tu ressembles à l'orage. Ce livre ressemble à l'orage, mais, somme toute, une promenade sous la pluie n'est jamais mauvaise, la joie y vient avec la peur."
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"L'encre fraîche de Rimbaud tache mes doigts. Ses proses font trembler l'air au-dessus de la page comme sur une route fondue au soleil d'été.
Je vais chercher mon pain, mes nuages et mes étoiles dans l'unique librairie du Creusot. L'acacia au bas de la rue du Guide surgit comme un donateur fou. Son haleine sent le miel et l'or.
Toutes les fleurs se ruent vers nous en nous léguant de leur vivant leur couleur et leur innocence. Les contempler mène à la vie parfaite.
Les anémones sont si crédules que même l'enfer leur donne raison." -
"On est d'abord loin du livre, loin de la maison. On est d'abord loin de tout. On est dans la rue. On passe souvent par cette rue-là. La maison est immense. Les lumières y brûlent jour et nuit. On passe, on ne s'arrête pas. Un jour on entre. Dans la maison incendiée de lumière, dans le livre ébloui de silence, on entre. On va tout de suite au fond, tout au bout du couloir, tout à la fin de la phrase, tout de suite là. Dans la chambre aux murs clairs, dans le coeur noir du livre. On se penche au-dessus du berceau de merisier. On regarde, c'est difficile de regarder un nouveau-né, c'est comme un mort : on ne sait pas voir. On s'attarde, on se tait. On regarde la petite fille endormie dans le berceau de lumière. Albe, c'est son nom."
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"Geai était morte depuis deux mille trois cent quarante-deux jours quand elle commença à sourire.
Ce sourire, au début, personne pour le voir. Que deviennent les choses que personne ne voit ? Elles grandissent. Tout ce qui grandit grandit dans l'invisible et prend, avec le temps, de plus en plus de force, de plus en plus de place.
Donc le sourire de Geai, noyée depuis deux mille trois cent quarante-deux jours dans le lac de Saint-Sixte, en Isère, commença à donner de plus en plus de lumière." -
"Je devins fou et personne ne s'en aperçut : le visage de Louise Amour remplissait le monde à ras bord. Il n'y avait plus rien d'autre. J'étais moins que l'air qui baignait ce visage, moins que la lumière qui ricochait sur lui. Les yeux de Louise Amour étaient deux bijoux de flamme brune, dorée, semblables à deux noisettes, sertis dans l'ovale d'une chair pâle, enfantinement bombée aux joues comme les pétales d'un lys."
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"Je m'appelle Manège, j'ai neuf mois et je pense quelque chose que je ne sais pas encore dire. Entrez dans ma tête. Mon cerveau est plié en huit comme une nappe de coton. En huit ou en seize. Dépliez la nappe, voilà ma pensée de neuf mois : d'une part, les coccinelles n'ont pas bon goût. D'autre part, les ronces brûlent. Enfin, les mères volent. Bref, rien que d'ordinaire. Il n'y a que du naturel dans ce monde. Ou si vous voulez, c'est pareil : il n'y a que des miracles dans ce monde."
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Prisonnier au berceau
Christian Bobin
- Mercure de France
- Traits et portraits
- 9 Janvier 2020
- 9782715248953
"J'ai été seul pendant deux mille ans - le temps de l'enfance. De cette solitude, personne n'est responsable. Je buvais du silence, je mangeais du ciel bleu. J'attendais. Entre le monde et moi il y avait un rempart sur lequel un ange montait la garde, tenant dans sa main gauche une fleur d'hortensia - une sorte de boule de neige bleue. Peut-on imaginer cela ?"
Christan Bobin.