La République est devenue un mantra du discours politique en France. Réduite à un universalisme de façade et à une laïcité entièrement falsifiée, elle n'est plus utilisée que pour dissimuler la réalité des fractures et pour tenter de combler le déficit croissant de légitimité auquel se heurte une régulation sociale qui laisse proliférer l'inégalité et précarise les existences.
On oublie ainsi le sens premier du projet républicain : créer une société qui soit la chose de tous, une société dont la légitimité tient à sa capacité à instituer et à entretenir entre les citoyens des rapports d'indépendance mutuelle et de non-domination. Mais à l'âge du capitalisme avancé cette égalité ne peut plus reposer seulement sur celle des droits personnels ; elle exige des droits sociaux solides et efficaces qui garantissent à chacun les bases d'une existence autonome : droit à la santé, à l'éducation, au logement, à un emploi et à un revenu décents.
À l'égalité des indépendances qui suppose la maîtrise des intérêts particuliers, les nouveaux intégristes substituent une forme imaginaire de subordination du privé au public : l'égalité abstraite devant la loi, l'aveuglement aux différences et aux formes de domination qui les accompagnent. Désormais, la définition culturelle de la République par l'effacement des différences identitaires remplace la définition sociale de la République. Cela revient à nier que, dans une société complexe, une telle égalité ne peut être atteinte que par la reconnaissance des obstacles spécifiques auxquels les individus sont confrontés.
L'individualisme radical a souvent été considéré comme le signe distinctif de la philosophie politique moderne : chacun étant à lui-même la mesure de son propre bien, les règles communes de justice et de droit ne peuvent naître que du consentement, du contrat ou de l'artifice. Le présent ouvrage entend au contraire étudier la manière dont l'oeuvre de Locke recompose l'idée de normes de moralité commune fondées en nature, de manière à la rendre compatible avec un individualisme de responsabilité éthique, et à pouvoir ainsi l'injecter au coeur de la conception moderne de la liberté. C'est en effet autour de normes naturelles que les individus sont unis - indépendamment de leur assujettissement à un pouvoir - en une communauté pré-politique dont les principes sont implicitement affirmés dans le moment de la constitution de l'autorité civile. Grâce à cette communauté éthique naturelle, les citoyens des démocraties modernes convergent sur des principes abstraits de moralité et de décence qui leur permettent de ne pas devoir le tout de la société qu'ils forment les uns avec les autres à l'autorité qu'ils se donnent par artifice, et d'être en mesure d'opposer à la puissance civile constituée par contrat le nécessaire respect des normes qui forment l'ossature de leur union. La liberté moderne se trouve ainsi fondée, grâce à Locke, non seulement sur des mécanismes constitutionnels qui arrêtent le pouvoir par le pouvoir, mais aussi par l'idée que l'institution de l'autorité se fait sous le regard d'une conscience morale des associés, et que sa légitimité tient au respect des principes sur lesquels ils s'unissent.